Guy Debord, l’irrécupérable *
A travers deux de ses films majeurs, La Société du spectacle (1973) et In girum imus nocte et consumimur igni (1978), ainsi qu’un documentaire en forme de portrait réalisé pour Canal+ en 1994, et qu’il a contrôlé de part en part, c’est une découverte de Guy Debord qui est ici proposée ; c’est-à-dire d’une aventure intellectuelle, artistique et politique rigoureusement hors des normes, en guerre incessante contre l’ordre établi.
Guy Debord ne s’est jamais voulu cinéaste : le cinéma, pour lui, participait de ce règne du spectacle qu’il n’a cessé de combattre. L’intuition première : nous n’avons plus guère de relations avec la réalité qu’à travers les représentations manipulées, falsifiées, que la société nous en donne ; de plus en plus, l’expérience directe du monde nous est refusée.
Le « spectateur », dès lors, n’est plus que l’autre nom du sujet aliéné : « Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais ; et tel doit être le spectateur. »
D’où, dans un premier temps, le rejet violent de l’art, quel qu’il soit, et la nécessité de faire passer la poésie directement dans la vie.
Le cinéma, dès lors, laisse entrevoir ce qu’il aurait pu devenir s’il n’avait pas été soumis à la tyrannie du spectaculaire : essai, traité, manifeste politique, pensée en acte.
D’où, aussi, la politisation accentuée du propos : rejet violent d’une situation où les maîtres du monde sont aussi les maîtres de sa représentation. L’action situationniste sera le véritable foyer souterrain de Mai 68, son incandescence secrète.
Puis, face à l’immense régression (dans tous les domaines) que nous subissons depuis une trentaine d’années, ce sera l’époque de livres brefs, implacables (dont les éblouissants Commentaires sur la Société du Spectacle, 1988), qui constituent sans doute le meilleur outil intellectuel dont nous disposions encore aujourd’hui pour comprendre notre époque.
Absorption de l’état par le marché, renouvellement technologique incessant comme principe d’asservissement, modèle mafieux généralisé, destruction délibérée de toute conscience historique, règne du « faux sans partage » et du « présent perpétuel » : nous y sommes.
Ceci, pourtant : « Toutes les révolutions entrent dans l’histoire, et l’histoire n’en regorge point ; les fleuves des révolutions retournent d’où ils étaient sortis, pour couler encore. »
* Titre d’un article de Guy Scarpetta écrit à l’occasion de la publication des Œuvres complètes de Guy Debord, paru dans Le Monde diplomatique, numéro d’août 2006.